20.09.2000
L'Union européenne et les communistes
Pour la politique de l'establishment britannique, l'Union européenne représente une ligne de faille fondamentale. Cela n'a rien de surprenant. L'UE est un super État en gestation dans l'ensemble de l'Europe. Les identités, les symboles et les intérêts nationaux de longue date sont en train de se détruire, ou leur valeur d'usage sont sur le déclin et sont donc en crise.
L'intégration européenne s'est avancée qualitativement depuis que la Belgique, la France, l'Allemagne, l'Italie, le Luxemburg et les Pays-Bas ont signé le traité de Rome en 1957. L'union douanière - enfant de la guerre froide - est devenue un géant unique qui embrasse 350 millions de personnes et 15 pays dans le libre-échange et la libre circulation de la main-d'oeuvre. En ce qui concerne l'économie, l'UE contient le marché intérieur le plus grand du monde. Son PNB total vaut à peu près six trillions de dollars, contre cinq trillions pour les USA et trois trillions pour le Japon.
Cependant, en ce qui concerne la politique, l'UE ressemble l'empire délabré de l'Autriche-Hongrie qui enjambait l'Europe centrale du 19e siècle. L'UE est un amalgame d'États dont le développement est très inégal. Mais sa direction est claire: vers l'élargissement, sous forme des candidatures de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque. Vers l'approfondissement, sous forme des institutions politico-légales. L'UE a un conseil de ministres, la commission européenne, un parlement élu et un système judiciaire européen.
Avec les traités de Maastricht et d'Amsterdam le tempo d'intégration a augmenté. En janvier 1999, 11 pays de l'UE ont fusionné leurs monnaies nationales dans l'euro - surveillé par une banque centrale puissante. Un pacte de stabilité qui limite les emprunts gouvernementaux à trois pour cent du PNB renforce la discipline économique. Un chapitre social est en place pour faciliter la convergence, et il y a des dispositions pour une politique étrangère et militaire commune. Chris Patten, commissaire chargé des relations extérieures, a plaidé en faveur de l'acquisition commune de matériel militaire, et a prédit qu'un corps européen serait opérationnel "dans un avenir proche" (The Guardian le 17 Août 1999).
Derrière l'intégration est un passé trempé de sang. Deux fois au 20e siècle l'Europe se situait dans l'oeil de la tempête de la guerre mondiale. L'Europe était dévastée, épuisée et beaucoup réduite. La Première Guerre mondiale a témoigné l'écroulement des autocraties russe, allemande et austro-hongroise. Le centre principal de l'activité économique mondiale s'est déplacé à travers l'Atlantique et puis dans le Pacifique.
Vingt-cinq ans plus tard, selon les termes de l'accord de Yalta, la moitié du continent s'est incorporée dans la sphère d'influence de l'Union soviétique et, grà¢ce à la révolution bureaucratique, 'soviétisée'. Quant à l'Europe de l'ouest, elle était dépouillée des gloires - et du butin - d'empire. Elle était obligée de dépendre d'une faà§on humiliante de l'écran nucléaire américain pour contrer la menace beaucoup exagérée au delà du rideau de fer. La nécessité d'éviter encore un conflit intestin, et de créer un rempart contre le socialisme bureaucratique, a poussé les États d'Europe de l'ouest - en particulier l'Allemagne fédérale et la France - vers un compromis histor-ique.
Pourtant il y a encore un facteur plus important: la rivalité inter-impérialiste. L'Europe doit être à la hauteur de la concurrence avec les États-Unis et le Japon. Ceux-ci ont peut-être des marchés légèrement plus petits. Néanmoins, grà¢ce à une nationalité historiquement constituée et un territoire économiquement centralisé, ils ont le bonheur d'avoir une classe ouvrière unique et une élite politique et commerciale unique.
Comme toutes les marchandises, la force de travail se déplace facilement - et par conséquent se vend ou s'achète partout aux États-Unis ou au Japon. Non seulement l'histoire, mais aussi la culture divise l'Europe. Les marchandises circulent librement - mais non pas cette marchandise spéciale qu'est la force de travail.
La langue est un obstacle matériel, sauf pour ceux qui ont eu l'enseignement supérieur (le travail le moins bien payé est une exception partielle). Une élite politique et commerciale qui est multinationale et donc fragmentée représente un autre désavantage pour l'Europe. Pour faire concurrence avec succès l'UE doit au minimum forger un super Etat fédéral, d'o๠ses entreprises transnationales radicalement ré-organisées pourraient se gaver à chaque coin de la planète. La survie exige l'intégration politique et qu'on surmonte la division historique d'Europe en capitaux nationaux antagoniques.
En Grande-Bretagne ce processus en cours a provoqué les divisions profondes. Sur le plan idéologique les restes de l'arrogance d'empire ont obscurci le cerveau. Exclue du Marché commun par le veto de de Gaulle en 1963, la classe dirigeante britannique a essayé maintenir un quasi empire, tout en conservant le 'rapport spécial' avec les USA et une mise en Europe grà¢ce à l'AELE. Mais ni le Commonwealth ni la prétention d'être un pouvoir mondial indépendant n'a constitué une stratégie viable. La Grande-Bretagne est entrée éventuellement dans la CEE en 1973 sous le gouvernement tory de Ted Heath (avec ses alliés danois et irlandais de l'AELE).
à€ part les supporters de l'extrême droite qui entouraient Roy Jenkins, le Parti travailliste a beaucoup critiqué les conditions. Néanmoins en 1975 le gouvernement de Harold Wilson a gagné un référendum au sujet du maintien de l'adhésion. L'opposition principale venait d'un front populaire Tony Benn-Enoch Powell.
Le Parti travailliste restait mal à l'aise avec l'intégration européenne jusqu'à la direction de John Smith et puis le gouvernement de Tony Blair. Un changement parallèle s'est produit dans le Congrès syndical (TUC) avec la nomination de John Monks. Le 'nouveau' Parti travailliste et sa coterie de politiciens ambitieux des classes moyennes servent fidèlement et visiblement les intérêts des sections les plus compétitives, les plus internationalisées du capital britannique. Le pà´le de classe ouvrière subalterne du travaillisme est aujourd'hui un appendice marginalisé, pour qui la direction n'a que de mépris à peine dissimulé.
Ce sont les torys qui sont organiquement divisés. Tandis que la Lady Thatcher exige des "pourparlers de base renouvelés" du rapport britannique avec l'UE, et que William Hague, leader conservateur, fait campagne pour 'sauver la livre', l'aile Clarke-Heseltine, qui est aux prises avec des difficultés, s'est engagée à s'allier au pacte travailliste-libéral qui lutte pour un 'oui à l'euro' au référendum qu'on organisera si les travaillistes gagnent les élections prochaines. Ces partisans traditionnels des grandes entreprises opéreront sous Blair dans la campagne 'la Bretagne en Europe'. Le cabinet fantà´me de Hague articule pour sa part les intérêts des sections du capital les moins compétitives et joue sur la xénophobie d'Anglais bornés. Le Parti conservateur s'engagera donc à l'élection générale qui va bientà´t avoir lieu à ne pas adhérer à l'euro pour une durée parlementaire au moins. Les torys de Hague ne représente rien de plus que la politique de peur.
Si la classe dirigeante a été tenaillée par les divisions et les attitudes de clocher, les factions et les sectes de la gauche se sont avérées complète-ment incapables d'offrir une solution sérieuse de classe ouvrière - loin de là .
La gauche réformiste et socialiste nationale tient des positions les plus rétrogrades et chauvines envers l'UE. Elle reconnaà®t instinctivement que l'intégration européenne rendre ridicule son 'chemin britannique de socialisme' utopique. En ce qui concerne la rhétorique et le programme immédiat, ce qui reste des disciples travaillistes de Benn, le Parti travailliste socialiste (SLP) et les 'communistes officiels' qui entourent le Morning Star sont pratiquement impossibles à distinguer de Thatcher et du Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (UKIP).
Chacun veut sauver la livre sterling et restaurer la sauveraineté britannique. Naturellement, pour Benn, Scargill, et Robert Griffiths du Parti communiste de Bretagne (CPB), etc, cela se fait tout au nom du socialisme - mais c'est le socialisme des fous criminels. Le meilleur que ces 'libérateurs' atteindraient en réalité est une version britannique de stalinisme, de kim-il-sungisme ou de pol-potisme: à savoir l'esclavage d'État - imposé en plus à un pays capitaliste avancé, qui est tout à fait intégré dans l'économie mondiale. Ce qui a coà»té les vies de millions se répéterait inévitablement à beaucoup de reprises comme tragédie encore plus grande.
Le socialisme prolétarien - la première phase du communisme - est international ou bien il n'est rien. Le socialisme dans un seul pays est impossible, parce que le capital, une relation sociale d'exploitation, est situé non pas à l'intérieur d'un État national unique, mais sur le plan international, dans le domaine de l'économie globale. Le socialisme bureaucratique ou national ne rapporterait que toute la merde ancienne, bien que sous les formes différentes. C'est pourquoi, il y a aussi longtemps qu'en 1845, Marx et Engels ont rejeté avec emphase tout projet localiste et, au contraire, ont insisté: "Empiriquement le commun-isme n'est possible que comme un acte des peuples dominants 'tout à la fois' et simultanément."
Peter Taaffe et Lynn Walsh, qui se proclament les gourous du Parti socialiste en Angleterre et au Pays de Galles (SP), se sont montrés complètement à court sur le plan théorique, quand il s'agit de l'UE. Ils ont joué leur réputation comme prophètes sur la prévision 'marxiste' que l'intégration européenne et l'euro étaient impossibles ... comme la chute de l'Union soviétique. Une telle bêtise dit tout à leur égard comme des charlatans bureaucratiques, mais rien du tout à l'égard du marxisme. La dite Quatrième Internationale, et sa section britannique, le Socialist Oulook (SO), a adopté une position 'marxiste' plus sophistiquée. Malheureuse-ment, la revendication du SO pour un retrait britannique de l'UE se fait l'écho du socialisme national du SLP et du CPB. Pourtant, le socialisme national du SO, parce qu'on le propose sincèrement, est encore plus insidieux et dangereux.
Écrivant la brochure de SO Even more unemployment: the case against Emu, Alan Thornett reconnaà®t que son groupe de disciples se rangera du cà´té de la gauche réformiste et la droite tory en votant 'non' au référendum au sujet de l'euro. Comme on pouvait s'y attendre, le camarade Thornett demande une "campagne de 'non' progressiste". Il ne veut pas être à la même tribune que Thatcher, le UKIP ou les fascistes du Parti national britannique (BNP).
Cependant, si on en efface les déclarations internationalistes pieuses, SO partage en fait le programme immédiat nationaliste de la gauche réformiste (logiquement cela le mène aux fréquentations ignobles): "Nous soutenons la dissolution de l'UE ou le retrait britannique. L'UE est un club capitaliste conà§u pour faire restructurer et concentrer le capital à l'avantage du patronat. Mais nous visons pas une Bretagne capitaliste à l'extérieur de l'Europe. Nous voulons qu'une Bretagne socialiste fasse parti d'une Europe socialiste" (p11).
On voit que l'internationalisme du camarade Thornett est bien super-ficiel, si on applique sa critique à la Grande-Bretagne elle-même. Elle est sà»rement un "club capitalist conà§u pour faire restructurer et concentrer le capital à l'avantage du patronat". Est-ce qu'on demande alors la "dissolution" de la Bretagne, comme exigent les nationalistes gallois et écossais, ou même un "retrait" ouvrier?
Chose intéressante, avant la révolution d'octobre de 1917 Lénine et les bolcheviks furent confrontés à des manifestations analogues de socialisme national. L'empire tsariste était un vaste prison de nombreuses nations. Néanmoins, tout en luttant pour le droit d'autodétermination de ses nations, jusqu'à la sécession incluse, les bolcheviks avanà§aient une stratégie primordiale de cimenter l'unité ouvrière la plus élevée, la plus étendue, à travers l'empire tsariste - afin de renverser l'empire tsariste.
Malgré lui, le camarade Thornett se place en dehors de la tradition communiste internationale, une tradition représentée par ses prétendus mentors, Marx, Engels, Lénine et Trotsky. Bien que ce soit peu flatteur, le camarade Thornett est au même bord que Joseph Pilsudski et son Parti socialiste polonnais (PSP). Formé en 1892, il a adopté un programme socialiste national pour la reconstitution d'une Pologne indépendante sur le territoire occupé des empires allemande, austro-hongroise et russe (qui l'avaient pratiquement dé-membrée et divisée entre eux au congrès de Vienne de 1815). Rosa Luxemburg et Julien Marchleweski ont fait scission du PSP en 1893 contre cette perspective. Les conditions objectives, ont-ils dit avec raison, exigeaient l'unité des travailleurs - russes, polonais, ukrainiens, géorgiens, lettons, etc - contre l'empire tsariste.
Pour défendre le passé - en par-ticulier l'État providence et les gains sociaux-démocrates obtenus depuis la Seconde Guerre mondiale - le camarade Thornett présente un programme qui, au mieux, rendrait moins solide l'UE. Toutefois, il rendrait également moins solide le mouve-ment ouvrier européen, si ses détachements les plus forts oblige-aient leurs capitalistes d'adopter une politique de retrait - un chemin qui mènerait non pas au paradis socialiste national, mais à l'enfer d'exploitation nationale augmentée et en fin de compte à la contre-révolution.
La politique communiste ne vise pas à regarder d'une faà§on nostalgique en arrière et de se souvenir d'un passé anti-ouvrier (l'État providence). Notre programme insiste sur les avantages positifs pour l'organisation ouvrière des États les plus grands, les plus démocratiques, les plus centralisés - pour mieux renverser la classe dirigeante et se mettre à la marche en avant vers le communisme. La classe ouvrière ne connaà®tra que des défaites cruelles l'une après l'autre si elle en est tenue à la politique de défense. Par conséquent les communistes soulèvent la perspective de la politique d'offensive. D'o๠notre dicton : dans la mesure o๠l'UE se transforme en super État, la section avancée de la classe ouvrière doit s'organiser dans un parti révolution-naire unique pour le renverser.
L'UE est sans doute une institution anti-ouvrière réactionnaire. Entre marxistes on n'a point de besoin de le prouver avec les statistiques au sujet des limites de budget ou des réductions d'aide sociale. Toute la question est de décider notre ligne. Le Parti communiste de Grande Bretagne (CPGB) est partisan de la démocratie conséquente sous le capitalisme.
Pour être concret, cela veut dire lutter pour la démocratie maximum dans l'UE: pour exemple, l'abolition du conseil de ministres et des commissaires non-élus, une assem-blée constituante, une milice armée ouvrière et l'égalité substant-ielle pour tous les citoyens. Sans cette faà§on d'aborder le sujet, parler du socialisme en Bretagne ou d'une Europe socialiste n'est que des bavardages économistes en l'air.
Quant au référendum pour choisir entre l'euro et la livre sterling, nous refusons de prendre parti. Essentiellement le camp de 'oui' plaide que les travailleurs soient mieux exploités par le capital européen; la campagne de 'non' déclare avec cynisme égal qu'on serait mieux exploité par les capitalistes britanniques.
Notre faà§on d'aborder le prob-lème est de souligner l'indépen-dance ouvrière et la lutte pour l'avenir. Nous apprenons les leà§ons utiles de ce que Marx et Engels ont écrit de leur temps au sujet du combat entre le libre-échange et le protectionnisme. Au mois de juin 1847 Engels a écrit au Deutscher Brusseler Zeitung que, quel que soit le système qui a cours, le travailleur ne reà§oit en salaire que le minimum qui suffit pour son entretien le plus maigre.
Néanmoins, malgré les intentions subjectives de la bourgeoisie, le libre-échange a tendance à préparer le terrain pour la "dernière bataille décisive" entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Un peu plus tard Marx a reà§u une demande de s'adresser au congrès de libre-échange à Bruxelles. Dans son discours (non-prononcé) il a fait la remarque suivante bien assénée (Engels, le correspondant allemand du journal britannique The Northern Star, a fait un reportage sur l'allocution):
"Nous sommes pour le libre-échange, parce que dans cette manière les contradictions étonn-antes de tous les lois économiques se produiront sur une échelle plus grande, à travers un territoire plus large, à travers le territoire du monde entier; et grà¢ce au rassemblement de toutes ces contradictions ... se produira la lutte qui même fera arriver l'émancipation des prolétaires."
Marx a mis en avant le même message devant une assemblée publique de l'Association démo-cratique de Bruxelles en janvier 1848. Après avoir attaqué l'hypo-crisie des partisans britanniques du libre-échange, il a conclu de cette manière:
"Ne croyez pas, Messieurs, qu'en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l'inten-tion de défendre le système protectionniste ...
"D'ailleurs, le système protect-ionniste n'est qu'un moyen d'établir chez un peuple la grande industrie: c'est-à -dire de le faire dépendre du marché de l'univers; et du moment qu'on dépend du marché de l'univers on dépend déjà plus ou moins du libre-échange. Outre cela, le système protecteur contribue à développer la libre concurrence dans l'intérieur d'un pays ...
"Mais en général, de nos jours, le système protecteur est conserv-ateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l'extrême l'antagon-isme entre la bourgeoisie et le prolétariat.
"En un mot, le système de la liberté commerciale hà¢te la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange" (K Marx Discours sur le libre-échange).
De même, on peut conclure qu'au sens objectif l'intégration européenne et l'euro unissent la classe ouvrière sur une échelle plus grande et à travers un territoire immense, et donc préparent "la lutte qui même fera arriver l'émancipation des prolétaires". C'est seulement dans ce sens révolutionnaire que nous, le CPGB, votons en faveur de l'UE.
Jack Conrad